Du côté de la table 3 de Black Jack

Je déambulais dans le casino, à la recherche de mon partenaire d’affaire qui aurait déjà dû me rejoindre. Légèrement agacée, je me demandais ce qui avait bien pu le retenir, étouffant mon inquiétude avec un brin de frustration. Je préférais encore maugréer contre son manque de ponctualité que de m’imaginer mille et un scénarios malencontreux dont il aurait pu souffrir. C’est au milieu de ce processus que mon regard clair fut attiré par les tables de jeu de l’établissement. Je n’étais habituellement pas fan de ce genre de passe-temps, mais force était d’avouer que le jeu nous était offert gratuitement et qu’il y avait possibilité de repartir avec un joli petit montant de berries. D’ailleurs, n’était-ce pas un très mauvais modèle d’affaire ? J’haussai une épaule, ce n’était guère mon problème au bout du compte. Moins de réflexions inutiles et plus d’action. Ce serait ma chance, une seule fois dans ma vie, de vraiment avoir un public et de passer pour la magnifique femme séduisante et inaccessible que j’avais toujours été destinée à devenir.

C’est ainsi que je m’avançai vers cette table encore peu occupée. Il ne s’y trouvait que la croupière et un trio à qui ne j’adressai même pas un regard. C’est avec un pas confiant que j’approchai, dégageant ce qui devait être une aura de panache distingué. Arrivant à la table que j’avais repérée, j’entrepris de m’asseoir… trébuchant sur un pan de ma longue robe et tombant sur le siège, (heureusement, j’aurais été encore plus embêtée de tomber à côté) me rattrapant prestement à la table pour me remettre droite. Possédant mon orgueil, je redressai l’échine aussi rapidement, replaçant ma courte chevelure d’argent d’un mouvement vif et lissant les pans de ma robe alors que je croisais les jambes. Celle-ci étant fendue sur le côté, il était important de faire attention à la façon dont je m’asseyais, après tout. Ceci étant fait, je pouvais prendre la pose à table, telle une magnifique femme, sirène apparue pour l’occasion, et me tourner avec un sourire séduisant vers l’employée.

« Une carte pour moi, beauté. »

Un six. Pas mal. Ni trop haut, ni trop bas. Je pouvais me permettre de demander une autre carte sans craindre de défoncer. D’autres inconnus étaient venus se rajouter à la table, mais ne m’intéressaient pas vraiment. Ils étaient ce qu’ils étaient, des gens que je n’avais jamais rencontrés et qui ne méritaient donc pas particulièrement mon attention. Néanmoins, une voix familière se fit entendre tout près de moi, venant prendre place à mes côtés. Je me retournai vers Malik, surprise par ses paroles qui, en vérité, me firent rougir. La véritable beauté de la table… ? D’où me sortait-il des compliments lui ? Puis à part la croupière j’étais la seule femme à table donc… voilà. C’était simplement de la politesse, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? D’autant plus que, je devais bien l’avouer, cet ensemble lui allait plutôt bien. Si l’absence de chemise le faisait se démarquer, ce n’était pas nécessairement dans le mauvais sens. Je me surpris même à laisser mon regard traîner un peu trop longtemps. Que dire de plus, il avait fière allure en cet ensemble noir qui, maintenant que j’y jetais un œil, était assorti à ma propre robe sombre. Si rendez-vous j’avais effectivement, aucun doute que cela aurait été avec lui. Un rendez-vous, avec Malik. Pas le temps d’y penser plus longtemps, Malik était redevenu ce bon vieux Malik que je connaissais, maladroit et innocent, plein de bonnes intentions. Comme rassurée, je lui esquissai un sourire, reprenant ma place comme il se doit à la table de Black Jack.

« J’ai un rencard avec madame la Chance. Je me suis déjà fait une belle petite fortune aux machines à sous et je compte bien remettre ça ici. »

Dis-je d’abord, heureuse de partager mon succès avec mon partenaire d'affaires et, surtout, à l’idée de le renouveler. Néanmoins, un certain sentiment de remords me prenait doucement, sans trop que je comprenne pourquoi. J'avais l'impression de l'avoir laissé en plan, de ne pas avoir répondu correctement. Il manquait quelque chose et cela me provoquait un léger pincement désagréable à l'abdomen. Gênée, voir un peu maladroite, je me tournai de nouveau vers Malik, me concentrant pour ne pas admirer ses larges épaules mises en valeur par son veston.

« Sinon tu es très… bien habillé. Enfin… tu es… séduisant, comme ça. »

Je me tournai rapidement vers la croupière à nouveau, laissant ma frange tomber devant mon regard en espérant que cela me permettrait de me cacher, juste un peu. Décidément, cette soirée était pleine de surprises et je n’en revenais toujours pas de cet échange de compliments. Mais un peu de concentration ! J’étais une belle femme, classe et mystérieuse. Ce genre de femme ne rougis pas, ne se détourne pas de ses objectifs. De retour dans le rôle !

« Une autre carte pour moi. »

C’est à l’unisson que nous avions relevé un regard foudroyant en direction de la croupière, tous deux irrités par son intrusion au milieu de notre interaction. Elle semblait l’avoir remarqué, se faisant soudainement plus silencieuse en donnant à mon camarade sa prochaine carte. Je me rapprochai de mon partenaire de voyage, laissant sans le remarquer mon bras se coller au sien au-dessus de la table et ma cuisse à la sienne en-dessous. Dans ce même mouvement, ma tête s’était par conséquent rapprochée de la sienne, pour que ma voix atteigne son oreille quand bien même je parlerais plus bas.

« Ce qu’elle a volontairement omis de te dire, c’est que si ton total dépasse 21, tu es out. Tu as 16 points actuellement, si ta prochaine carte dépasse 5, tu as perdu. C’est un pari à prendre, car 16 est plutôt bas, mais c’est risqué. »

Dis-je en regardant mes propres cartes également. Sept ou dix-sept. J’avais un peu plus de jeu pour tenter ma chance. Je pouvais facilement demander une nouvelle carte et, si elle était assez basse, me rapprocher du chiffre tant convoité. Inversement, si le chiffre était haut, je pourrais amortir le choc grâce à cette dualité que possédait l’As. Ah, le blackjack, vraiment mon jeu de cartes favori. Mais qu’importe, je n’avais pas fini de répondre aux interrogations de Malik.

« Vois-tu, un casino est une entreprise. Comme dans toutes entreprises, ils ont besoin de faire de l’argent pour faire tourner la boite donc, oui, si tu devais regarder les statistiques de tous les gens qui entrent ici et qui parient, ultimement le casino prend plus d’argent qu’il n’en donne. Dans un jeu comme le Black Jack, les berries remportés par le gagnant proviennent de la mise des autres participants. Le casino ne perd donc rien, mais six des septs joueurs, eux, y perdent de l’argent. Non, l’endroit où un casino fait vraiment de l’argent, ce sont dans les machines à sous et dans les consommations des clients. Pour une personne comme toi et moi néanmoins, un simple visiteur, il ne faut pas venir ici en s’attendant à faire de l’argent. Et une fois que tu en as fait un peu, il faut être assez sage pour repartir avec ses gains au lieu de tenter de les augmenter encore. Ça vaut toujours mieux que de repartir les mains vides. Enfin, la soirée nous a été offerte donc nous avons tout à gagner, mais si tu veux mon avis c’est un modèle d’affaire bien intriguant. Je me demande combien ils auront déboursé pour faire de cette ouverture un succès. Et combien de clients fidèles ils auront réellement réussi à gagner. »

Cette fois, j’avais l’impression que, si elle avait pu, la croupière m’aurait assassinée d’un regard. Bon, d’accord, peut-être que d’exposer toute cela ici, à une table de black jack, n’était pas le meilleur des endroits. Esquissant un sourire malicieux de jeune fille qui a été prise la main dans le sac, je me rassis de manière plus droite, reportant mon attention sur l’employée.

« Une autre carte pour moi je vous prie. »