Un battement d'ailes de plus [Solo - FB]

Tout était parfait. Les sourires traversant les larmes, la lumière perçant la poussière, les trois prophètes couraient, se sauvaient de cet enfer. L'aventure ne faisait que commencer, les corps des infidèles s'amoncelaient déjà dans leur sillage. Guidés par deux grandes ailes blanches, l'abeille et le mammouth semblaient enfin se défaire de leurs chaînes humaines. La lumière était si proche, la liberté n'attendait plus que d'éclater.

Une explosion, puis le chaos. L'obscurité avalant la lumière, les espoirs étouffés par le poids de la réalité. Au bras de Vittorio, Rikke venait à manquer, disparue dans les gravats. L'abeille n'était plus dans son champ de vision et seuls ses doigts semblaient encore bouger. Luttant contre l'évanouissement, il appela Glorim une dernière fois, son cri s'étouffant à mi-chemin dans sa gorge. Et puis plus rien. Plus rien que le silence.

- A'kh! Sanujin aklabar ta i klopo!

Rugissant de rage, le poing frappant sans arrêt contre la porte de bois brut, Vittorio ne savait plus trouver la paix dans son coeur. Il avait tout perdu, en quelques instant d'euphorie. Il n'avait jamais su ce qui s'était passé ce jour là, pourquoi la prison s'était écroulé d'un seul coup sur leurs corps, ni pourquoi le Mammouth ne les avait pas cherché plus longtemps. Ou peut-être l'avait-il fait, le fils d'Arl ne pouvait se souvenir.

Tout ce dont il se souvenait, c'était de cette douleur intense dans le bas de son corps, de cette peur quand il avait cessé de sentir ses jambes. Il se souvenait de l'odeur des gravats écrasant son visage et du parfum fruité de celle qui avait creusé pour le retrouver. Il se souvenait de son sourire éclatant et des ses cheveux blonds, plus emplis de lumière que jamais auparavant. De sa voix douce, délicate comme une caresse, elle l'avait appelé à en perdre la raison, deux jours durant. De ses petites mains, elle avait écarté les roches une à une, comme aidée par une main céleste. Au bout de son tunnel, elle avait trouvé le corps de son ami, de son amant, de son guide.

- Mon aimé... Mon cher ange, je t'ai retrouvé. Viens, nous panserons tes plaies.

Mon aimé. Deux mots qui avaient réveillé le prophète, qui l'avaient sorti de sa torpeur. Difficilement porté par deux jambes tremblotantes, mais fonctionnelles, il s'était extirpé de son cocon de pierre. Perdu, le regard hagard, il ne comprenait pas. Il ne comprenait pas comment Rikke avait pu survivre à cette catastrophe. Il ne comprenait pas pourquoi sa force l'avait subitement abandonnée. Et par dessus tout, il ne comprenait pas pourquoi son père spirituel l'avait puni, ni pourquoi le père de toutes choses l'avait privé de sa lumière salvatrice.

- Mon aimé? Veux-tu bien sortir... Ton peuple t'attend.

Perçant au travers des lourdes planches, la voix de la reine du Récif était venu briser les lamentations de son guide. Un silence long, pesant s'imposa entre eux, avant que le bruit caractéristique du loquet ne se fasse entendre. Un an était passé depuis que Peace avait tour perdu. La colombe s'était retrouvé isolé, perdu dans sa quête pieuse. Mais il avait trouvé en Rikke une compagne attentionnée, ivre de passion pour lui. Et dans le peuple du Récif, qu'il avait libéré de la tyrannique oppression du père de sa bien-aimée, il avait trouvé un écho. Un peuple qui le comprenait.

Tout drapé d'or et de soie, les symboles de Xylor arborés sur chacun de ses bijoux, Vittorio s'avançait dans les longs couloirs de ce château, pendu à fleur de falaise, si proche de tomber à l'eau. Devant lui, une lumière ardente se rapprochait, une fenêtre aussi gigantesque que lui. Puis un balcon, orné des drapeaux blancs et or, frappé d'un X à la signification explicite. La clameur à la vue de cette couronne royale, puis les hurlements de joie à la vue de ce visage. la voix d'un hérault qui s'élève, forçant le silence sur la grande place.

- Peuple du Récif! Veuillez faire silence pour accueillir votre roi, la Colombe de la paix, Porteur de la lumière originelle, Prophète du dieu Soleil, Manipulateur du vent et Libérateur du Récif. Nous vous rendons grâce, seigneur Pace!

Les secondes de liesse firent place aux minutes, emplies d'une ferveur sans limite. Le peuple du Récif, animé d'une colère victorieuse, hurlait sans jamais s'arrêter, haranguant avec la vigueur de milles soldats leur souverain vainqueur. Vittorio, la victoire. La paix enfin ramenée sur une île depuis trop longtemps ravagée par les batailles sanglantes. La colombe avait fait son office, avait apaisé les tensions comme elle savait si bien le faire. Emportée par la frustration et la colère, elle avait volé dans les plumes de ces barbares adversaires, éternel ennemis d'un royaume fier, les balayant d'un simple revers. Victoire rime avec gloire, cela n'est pas un secret, mais gloire rime avec purgatoire, bien loin du succès.

Au fond de ses pensées, le roi Pace ressassait sans cesse les secondes qui avaient avalé tous ses espoirs. Ce qu'il avait cru pouvoir le sauver n'avait en rien aidé. Il avait juste cessé de penser le temps de les massacrer. Tous ces tribaux païens auxquels il avait appris la vérité avaient refusé de le croire. Désormais, ils reposaient tous six pieds sous terre, bien malheureux d'avoir raté la foi. Bienheureux les habitants de la ville qui, après avoir entendu les histoires séculaires de leurs ancêtres, se trouvaient enfin débarrassés de cette peste. C’est pour cela qu’ils s’étaient tous réunis, fiers de pouvoir enfin célébrer la fin d’une ère. Ce roi, prophète d’un Dieu lumineux, leur avait rendu la vue deux fois de suite. Il était pour eux le messie pour lequel leurs aïeux avaient perdu la vie.

- Mes chers amis, païens repentis, que la joie soit avec vous. Nous rendons gloire à Xylor et à Mirko pour leurs bienfaits. Nous serons désormais les seuls à profiter de cette île, de ce cadeau divin. Nous serons désormais les seuls bénis par la main des dieux. Nous serons à jamais vic…AAAAAAAAAAAAAAh

Sans s’en rendre compte, le roi pompeux s’était avancé, sans regarder à ses pieds. Le promontoire s’était alors dérobé et c’est dans la foule qu’il venait de se jeter. Des cris de terreur envahirent les cœurs et le silence, pendant que tous observaient la chute du roi distrait. Mais une lueur vint le frapper, révélant à son esprit la vérité de sa nature. En un instant, la métamorphose effectuée, il put, d’un nouveau battement d’ailes, s’envoler. La terreur laissa place à l’extase et à la joie des enfants. Le roi volant venait vers eux et les serres qui lui habillaient les pieds vinrent bientôt fouler le pavé. Le bruit claquant des griffes sur la pierre déclenchèrent de nouveaux cris et tous se précipitèrent vers leur seigneur, tentant d’attraper un simple souffle émanant de ses habits. La foule le réchauffait un peu, mais son esprit était toujours bien loin de cette place, de cette fête qui l’entourait.

Son cœur, son âme, ses pensées étaient toujours fixées sur cette prison, sur cette pauvre île isolée où les ruines avaient remplacé la civilisation. Une année s’était passée, mais rien de tout cela n’avait disparu. D’un mouvement violent de ses ailes, le roi repoussa ses sujets et s’envola à nouveau, ne laissant derrière lui qu’un écran de poussière. Un frisson venait de parcourir la foule qui, un instant, se tut. Ils n’avaient pas vraiment retrouvé leur roi depuis cette victoire éclatante deux semaines plus Incarnation de la lumière sur cette terre, personne ne l’avait jamais vu si sombre. Haut dans les airs, Peace s’écartait de la ville, jusqu’à atteindre rapidement le champ de bataille où il s’était tant illustré. Là, comme souvent, il venait s’abandonner à ses pensées.

- Pourquoi te lèves-tu le matin, jeune prophète ?

En entendant subitement derrière lui cette voix sortie du passé, Peace eut un soubresaut et tomba en avant. Le nez dans la poussière, il se releva, la panique se lisant dans ses yeux. Il n'avait plus entendu cette phrase, ce sifflement suraigu en fin de phrase, depuis plus d'un an. Face à lui, entouré dans une grande cape noire, tremblante sous la brise qui s'était levée, son maître se dressait. Les cheveux longs, détachés, flottant sur une barbe aussi noire que ses yeux, l'homme avançait peu à peu. Les bras serrés sur la poitrine, un poignard brillant de milles feux à la ceinture, son regard d'améthyste perce bientôt la poussière. Ses yeux reptiliens se plongent dans ceux de son apprenti et il se fixe un instant. Sa main se pose sur sa capuche, alors qu'il l'enlève doucement. Un cri d'horreur s'échappe des lèvres de Vittorio, pris au dépourvu par la découverte.

- Terrifiant n'est-ce pas? Le prix à payer pour tes erreurs, Peace... C'est ça!

Un rayon de soleil transperce alors violemment l'épais brouillard poussiéreux et se pose sur le visage d'Angelo deRose. Une balafre, non une crevasse lui traverse le visage de la lèvre au sourcil, son nez et son oeil droit réduits au statut de souvenirs. Le visage déchiré, tordu par les blessures et la haine, le prêtre déchu avance comme un chasseur vers sa proie, pendant que la colombe, incapable de se relever, tente d'éviter son mentor comme la mort elle-même. Un rictus vicieux traverse le visage de l'homme, alors qu'il pose enfin ses doigts griffus sur le bras du prophète. Sur sa main courent des runes incompréhensibles et de grandes plaques violettes envahissent son poignet. En un an, tout a changé en lui, lui qui était le guide de confiance, l'ami, le professeur. Il incarnait désormais, là, bien vivant, l'incarnation de tous les regrets, les remords et les angoisses de Peace. Il incarnait à lui seul l'échec de sa vie.

- Ne t'en fais pas, mon fils. Je ne suis pas là pour t'accabler. Je ne suis là que pour te montrer. J'ai choisi de te suivre dans ta voie en en connaissant les risques et voilà ce qu'il m'en a coûté.

La main sur le bras s'était refermée, tirant doucement le fils de Mirko jusqu'à ce qu'il se relève. le colosse une fois debout dominait de nouveau son maître et tentait d'y voir plus clair. Rien dans le discours qu'il entendait n'était agressif, ni rancunier. Angelo ne lui en voulait pas, il était revenu pour une autre raison. Mais, alors qu'il commençait à se rassurer, souriant timidement car la cicatrice l'effrayait toujours autant, une claque monumentale vint s'échouer contre sa tempe. Difficile de croire qu'un homme de la carrure du prêtre noir eut pu faire cela, et pourtant. Il venait bel et bien de le frapper, comme un père frapperait son enfant désobéissant.

- MAIS CELA?! CET ECHEC? Tu n'avais aucun droit de renoncer! Tu as laissé tomber ton dieu et tu te prétendrais roi désormais? En cet instant je ne vois devant moi qu'un païen désabusé qui aurait perdu la foi.
- Ne me traite pas de paï...
- Fermes-la! Tu ne vaux pas mieux qu'eux, tant tu fais honte à ton dieu et à tous ses préceptes. Tu n'as même pas cherché à savoir si tes compagnons d'infortune était morts ou non.

Le visage de Peace se ferma soudainement et des larmes pleines de remords se mirent à couler le long de son visage, avant de s'écraser au sol. Angelo avait raison...

Alors, Peace avait redéployé ses ailes. Il avait pleuré toutes les larmes de son corps, toutes ces larmes qu'il avait retenu une année durant. Tel un enfant perdu dans un monde trop grand pour lui, il pesait enfin tout le poids de la mission qui lui incombait. Il avait lu la déception, la véritable et amère déception, dans les yeux de son mentor, et nulle vision ne l'avait jamais marqué ainsi. Il revoyait en boucle cette figure déchirée, détruite, lui cracher au visage ces reproches et cette leçon de vie. Vittorio n'avait pas besoin d'être cajolé, comme l'avait fait Rikke pendant un an. Il avait besoin d'une grande claque dans la gueule, pour lui remettre les idées en place. Et cela, c'est Angelo qui lui avait apporté, l'homme sans qui la colombe n'aurait jamais rien été. L'homme sans qui rien de toute cette histoire n'aurait pu exister. L'homme qui avait créé le prophète.

Il était revenu dans l'enceinte de son château, les yeux encore mouillants mais la démarche fière, l'allure sûre. Il avait enfin compris comment combler le vide qui hantait ses nuits, comment combler l'ennui qui habitait sa vie. Complètement vide de ses anciens remords, il avait préparé des affaires en vitesse, avant de faire réunir tout son Conseil lumineux, ainsi que sa bien-aimée. Tous les magistrats, les gouvernants, les conseillers et même la reine se présentèrent de tenue de nuit, pour un tableau des plus étonnants et rare qu'il soit donné de voir. Ils s'assirent tous en cercle autour de la table, aux places qui étaient les leurs habituellement.

- Mes amis, mes enfants, je vous ai réunis cette nuit dans un but tout particulier. Depuis un an vous m'avez assisté et soutenu dans toutes les situations. Vous êtes les véritables dirigeants de cette ville et je ne suis que la main armée des dieux.
- Votre Majesté, nous sommes...
- Peu importe ce que tu voudrais me dire Lyon, j'ai pris une terrible décision. Je vais repartir d'ici, en quête de mon véritable but, de ma véritable voie.

Un frisson, puis un murmure se mit à parcourir l'assemblée, qui ne comprenait plus. Tout cela était si soudain, si incompréhensible, que certains commencèrent à se demander si leur roi n'était pas tout simplement devenu fou. Seul l'un d'entre eux, le dénommé Lyon, regardait son altesse dans les yeux, tentant de trouver la vérité dans ce regard dénudé de toute émotion.

- Mon aimé... Tu ne peux partir, il y a encore tant de choses à faire ici... Tu es à ta place parmi nous!
- Vous vous trompez, ma dame.

D'un pas assuré, Angelo était sorti de l'ombre dans laquelle il s'abritait, provoquant instantanément un mouvement de surprise, puis d'intense terreur à la vue de ses blessures. Rikke en particulier, qui l'avait côtoyé pendant quelques temps, sembla se paralyser un instant en entendant cette voix si particulière. En voyant ce visage fendu, elle manqua de s'évanouir et fondit en larmes.  

- Sa place n'est pas ici, au Récif. Ceci n'était que le premier pas de l'accomplissement général. Après le Récif, d'autres îles, d'autres royaumes devront tomber et...
- ASSEZ, ANGELO! Ma décision est prise et je n'ai nul besoin de me justifier auprès de mes conseillers et de ma femme. Ce choix n'est pas le leur. Ce conseil aura désormais les pleins pouvoirs pour régner sur ce royaume. En sa qualité d'héritière légitime, votre reine aura droit d'acceptation et de véto sur chacun de vos choix...

Pendant près d'une demi-heure ainsi, le roi Pace distribua ses instructions pour protéger ce pays. Des émotions diverses se mêlaient dans les yeux de ses auditeurs. certains se réjouissaient et voyaient en cela une promotion. D'autres regardaient le sol, visiblement perdus et angoissés. Mais Peace ne leur avait pas laissé le choix et, quand il fut monté sur son bateau de fortune, pour un départ des plus humbles et discrets, tous étaient là pour lui souhaiter un bon voyage. Aucun d'eux ne le pensait. Car le Conseil lumineux du Récif était avide de pouvoir, encore plus avide qu'Angelo deRose. L'avenir de ce Royaume venait de changer en un clin d'oeil.

En un battement d'ailes.