La tempête

Il fait bon ce matin. La température est fraîche, mais le soleil, non loin de son zénith, réchauffe agréablement la peau. Sur le pont d'un navire de transport de marchandises, voilà Jeska,accoudée au bastingage. Il ne faut pas croire cependant qu'elle regarde le paysage en laissant vagabonder son esprit. Non, en fait l'ange aux ailes noires est en train de rendre son petit déjeuner. Le mal de mer, c'est terrible d'en souffrir lorsqu'on vit dans un monde tel que celui-ci. Surtout quand le navire ne tangue pas tant que ça. Vraiment, l'aventure, ce n'est pas fait pour moi! se prit à penser la jeune femme. Il faut dire qu'elle me vogue pas de gaieté de cœur. Carrément mise à la porte d'Ohara, elle a comme mission de ramener un savoir inconnu de Sirius Montblanc. Rien que ça! Autant dire qu'elle n'est pas prête de rentrer! La mort dans l’âme, et les tripes au bord des lèvres, notre héroïne n'en mène pas large. Un matelot s'approche.

"Vous allez bien, mademoiselle?"

La jeune femme relève la tête et tourne un visage gris cendre vers l'homme.

"Ouhlà! Ne vous inquiétez pas, ça finit par passer!"

Et en effet, il a eu raison. peu avant le déjeuner, Jeska s'est enfin habituée au roulis. Elle commence enfin à profiter de l'air du large. Les embruns salés lui emplissent les narines tandis qu'elle regarde, émerveillée, quelques dauphins s'ébrouer joyeusement autour de navire. Elle commence même à prendre goût au voyage. Le matelot revient pour l'amener manger, visiblement ravi qu'elle ne soit plus malade. Lors du repas, l'équipage semble heureux d'avoir l'ange à son bord. Superstitieux, les marins jugent que c'est un heureux présage qu'elle voyage avec eux. Une fois repue, l'ange file dans sa cabine entamer une bonne sieste digestive. Dieu que c'est agréable! Certes le confort est assez sommaire. Mais le sommeil ne tarde pas à gagner la jeune femme qui finit dans les bras de Morphée.

L'ange émerge vers seize heures. Étrangement, elle a l'impression qu'il fait plus sombre et plus frais. Immédiatement, elle file sur le pont. Quelle surprise, le ciel, tout à l'heure si bleu, et maintenant couvert de nages gris zébrés de noir. Les plumes de ses ailes s'ébouriffent. Mauvais présage! C'est généralement le signe qu'un orage est à venir. Inquiète, l'archéologue voit l'équipage s'affairer comme des fourmis à remonter les voiles et les attacher, notamment.

"Ne restez pas la, mademoiselle, un grain s'annonce. Vous feriez mieux de retourner à votre cabine, on s'occupe de tout." lui lance le jeune matelot du haut de son mat.

Elle obéit sans rechigner. Le danger, ce n'est clairement pas son truc. Jeska, elle, elle préfère étudier des manuscrits anciens, bien au calme, assise derrière un bureau. Ou allongée sous un prunier lorsqu'il fait beau. En plus, elle n'aime pas trop la pluie et à une peur bleue du tonnerre. Bref, elle file illico dans sa cabine et se blottit sous les couettes de son lit. En espérant que la tempète qui s'annonce passe vite.  

Le navire tangue. Fort. Jeska entend les rideaux de pluie s'abattre sur le pont et le vent siffler. C'est assez impressionnant. D'autant plus qu'elle n'a que le son et pas l'image. Alors son esprit fertile s'imagine des choses et des choses. Toutes plus horribles les unes que les autres. Mais ce n'est que lorsque le premier coup de tonnerre se fait entendre que l'ange commence à avoir vraiment peur. A chaque grondement du ciel, c'est comme si tout son frêle corps se mettait à trembler. Comme si ça pouvait la protéger, elle s’emmitoufle dans une couette et se pelotonne contre sa valise. Puis soudain... il y a une secousse, et le sol n'est plus à son horizontal habituel. Jeska, quant à elle, est projetée violemment contre un mur. Sa tête rencontre le bois et elle perd connaissance sous la puissance du choc.

Elle émerge quelque minutes plus tard, allongée sur le sol. Instinctivement, Jeska se masse le crâne là ou elle a pris un coup. Elle a un bel œuf de pigeon, mais, en regardant ses doigts, l'archéologue est ravie de constater qu'il n'y a pas de sang dessus. Aucune plaie ouverte donc. Par contre, elle réalise que le décor est un tantinet flou. L'ange doit être encore un peu sonnée. Péniblement, elle se relève en prenant appui sur le lit. Ses jambes sont encore toutes flageolantes. Difficilement, elle titube jusqu'à la porte. Dehors, le vent hurle et il pleut à verse. Comme si elle était ivre, elle titube dans les couloirs. Sans doute que le choc à la tête lui a fait perdre une partie de sa lucidité, mais elle veut voir ce qu'il se passe à l'extérieur.

Ce n'est qu'une fois sur le pont qu'elle comprend son erreur. Une mer démontée, des rafales de vents, des abats d'eau, et surtout, un ciel noir strié d'intermittents éclairs jaunes et bleus. L'équipage se démène comme des diables face aux éléments déchaînés. En moins de temps qu'il ne faut pour dire Alabasta, Jeska est trempée jusqu'aux os. Elle aimerait bien aider, faire quelque chose. Mais elle est pétrifiée. La peur lui serre les entrailles. Que pourrait-elle bien faire dans cette situation? Elle? Elle qui ne sait que lire? Nom d'une biscotte, reprends-toi ma fille! si dit l'ange. Ne reste pas plantée là comme une cruche, soit tu fais quelque chose, soit tu retourne en cabine. Puis soudain,c'est la voix d'un membre d'équipage qui se fait entendre, sortant l'archéologue de sa torpeur éveillée.

"Mademoiselle, ne restez pas là, c'est dangereux!"

Et comme par hasard, c'est à ce moment là qu'une vague plus haute que les autres vient rincer le pont, fauchant Jeska au passage. Emportée par les flots, l'ange heurte le bastingage. La violence du choc lui coupe le souffle. Cependant, cet incident a le mérite de lui faire reprendre ses esprits. Il ne faut pas rester là! Chancelante, la jeune femme, se redresse du mieux qu'elle peut quand une autre vague fait presque chavirer le navire.

Et Jeska passe par dessus bord!

L'eau est glacée! Tellement froide que Jeska a l'impression que toutes les pores de sa peau se resserrent d'un coup. Instinctivement, elle nage vers la surface avant de manquer d'air. Et très vite, l'ange peut à nouveau respirer de l'air frais. Juste avant de boire la tasse car un remous vient de lui couvrir le visage. Elle tousse tout en essayant tant bien que mal de se maintenir à la surface. Elle qui se pensait plutôt bonne nageuse, elle constate qu'il y a un monde entre nager en bassin et dans une mer déchaînée. L'ange a toutes les peines du monde à juste éviter de couler. Alors rejoindre le navire qu'elle distingue à quelques dizaine de mètres...

Pendant ce temps là, sur le navire.

"Un homme à la mer!"

"Heu, techniquement, c'est une femme, non?"

"Alors... une femme à la mer!"

"Ben, en fait, c'est pas tout à fait une femme non plus, c'est une ange, non?"

"Ho là là, que vous êtes pinailleurs! Une ange à la mer!"

Ni une, ni deux, l'équipage s'affaire. Enroule une corde autour d'une bouée et la jette en direction de la malheureuse. Malheureusement, il y a une bonne quinzaine de mètres à franchir à la nage avant que la jeune femme puisse se cramponner à son moyen de secours. Après de nombreuses et épuisantes brassées, l'archéologue finit par atteindre son but. A bout de souffle, elle glisse son corps dans la bouée et se laisse remonter par l'équipage.

Après ce qui lui semble être une éternité, l'ange se retrouve enfin sur le navire. Exténuée, elle est si pâle qu'elle semble presque fantomatique.

"Mademoiselle, vous nous avez fait une peur bleue! Vous allez bien?"

L'archéologue esquisse péniblement un sourire qui se veut rassurant. C'est alors qu'elle réalise qu'il manque quelque chose.

"Mais, le mat, où diable est-il passé?"

"La foudre est tombée dessus, mademoiselle. Il a été pulvérisé."

"Mais que va-t-on devenir?" demande Jeska, inquiète.

"Le capitaine est sur le den-den, il essaie de joindre la Marine pour qu'ils viennent nous tirer de là. Rassurez-vous. Je vais vous raccompagner à votre cabine."

Trop fourbue pour protester. L'ange se laissa porter jusqu'à ses appartements. Là, elle entreprit de se dévêtir et de se sécher. Elle a eu si froid que le bout de ses doigt a bleuit. Il faut donc qu'elle se réchauffe d'urgence. Une seconde couette fera l'affaire. Elle s'allonge dans le lit et se roule dans les couettes comme un sushi. Enveloppée d'une douce chaleur, ses paupières se font lourdes. Mais Jeska n'essaie même pas de lutter contre le sommeil. Elle se laisse doucement sombrer.

Deux jours déjà depuis la tempête. Et un navire sans mat, ça n'avance pas beaucoup! Or comme il n'y a pas vraiment moyen de le réparer, l'équipage subsiste comme il peut. On rationne les vivres pour tenir le plus longtemps possible. On envoie des messages de détresse via le den-den mushi. Mais le gros du temps, on le passe à jouer aux cartes. Les parties de belote endiablées sont vites devenues des parties de poker où on mise cigarette et nourriture. Jeska, elle, ne joue pas. Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras, comme dit le proverbe. Alors elle regarde, et apprend les subtilités du jeu.

Encore deux jours plus tard, on ne joue plus aux cartes. On pêche. En effet, il est fort peu probable que le stock de vivres puisse tenir assez longtemps. Surtout que personne ne répond aux messages de détresse. Il faut donc envisager le pire. La pénurie de nourriture. Et surtout d'eau potable. L'ambiance est plus que morose. La perspective d'une lente agonie ne réjouit personne. Et encore moins Jeska. Périr ainsi au début même du voyage, ça semble si absurde. Si injuste. Le regard de l'ange se pose sur la mer. Une telle étendue d'eau, si proche... mais on ne peut pas la boire. Un véritable supplice de Tantale!

Dépitée, elle se laisse choir. Sur son séant d'abord. Puis sur le dos ensuite. Jeska n'aime pas s'allonger sur le dos. Parce que ça revient, pour elle, à s'étendre sur ses ailes. Et ce n'est pas confortable! Mais dans cette position, au moins, elle voit autre chose que de l'eau de mer. Elle regarde le ciel. La voûte céruléenne est tachée de nuages d'un blanc laiteux. Un peu comme des moutons de poussière sur un parquet. Et c'est alors que l'archéologue se souvient d'un livre qu'elle a lu. Les nuages, ce n'est que de l'eau. De la vapeur d'eau pour être précis. Ils sont le résultat de l'évaporation de l'eau de mer. Et après, ils deviennent de la pluie. Et la pluie, c'est de l'eau potable!

Eurêka!

Soudainement, la jeune femme se lève et va prendre un seau d'eau qu'elle attache à une corde. Puis elle le lance à la mer. Incrédule, l'équipage la regarde faire. Notamment avoir toutes les peines du monde à remonter ledit seau. Une fois le précieux récipient en mains, l'ange file en cuisine, suivi de près par les matelots qui se demandent bien quelle mouche l'a piquée. Une fois sur place, elle verse un peu d'eau de mer dans une marmite et va chercher une casserole qu'elle place dedans. Seulement, cette dernière flotte, alors, elle l'alourdit avec quelques couverts pour qu'elle colle bien au fond. Ensuite, elle va mette son ouvrage sur une des feux de la cuisinière et allume la flamme. Cependant, son bricolage n'est pas terminé, il lui faut une dernière pièce. Elle retourne littéralement la cuisine pour trouver l'objet tant désiré, une espèce d'énorme entonnoir qu'elle place comme un couvercle sur la marmite, la partie étroite plongeant vers la casserole.

Au bout d'une demi-heure, l'ange coupe le feu. Trop curieux pour oser l'interrompre, l'équipage regarde la scène, interdit. Jeska va se chercher des maniques afin de ne pas se brûler et sort la casserole. Dedans, il y a de l'eau. Fière d'elle, l'archéologue verse le précieux liquide dans des verres.

"Et voilà, de l'eau potable, chaude, certes, mais potable!"

"Comment?" demande l'équipage en cœur.

"Ben, basiquement, l'eau de mer, c'est de l'eau et du sel. Si on la fait chauffer, seule l'eau s'évapore. Grâce à l'entonnoir, on fait condenser la vapeur d'eau et on la dirige vers la casserole qui nous permet de la récupérer..."

"Vous êtes géniale!"

"Je s..." elle se reprend. "Merci." Répond-t-elle simplement.

Grâce à cette idée, l'équipage a pu tenir deux jours de plus. Le temps qu'un navire de la Marine vienne les remorquer vers la base M-3.