Moi, Hassan Dobutsu, suis né il y a maintenant trente-neuf printemps sur une île de West Blue. Je vais vous conter mon histoire.
Mon île porte le nom de Chijou, elle se trouve sur West Blue. Le climat était assez agréable, se faufilant malgré tout entre quatre saisons bien distinctes. Cela permettait d’apprécier les avantages et de connaître les inconvénients de tous types de températures, pressions atmosphériques et climats. Ces détails passés, mes débuts de vie ont été tout ce qu’il y a de plus normal.
Légèrement prématuré, j’ai eu droit à quelques soins supplémentaires de la part des infirmières de la ville dans laquelle je vivais. Ville est peut-être un bien grand mot. Disons que c’était une bourgade, assez grand pour avoir plusieurs lieux d’intérêt et émerveiller un enfant, un peu trop petite pour beaucoup de membres de la population actuelle. Je ne garde de cet endroit que de beaux souvenirs, il y faisait bon vivre et la chaleur humaine qui s’en dégageait avait toujours quelque chose qui vous faisait sourire.
Mes premiers pas furent faits dans la maison familiale où nous étions quatre enfants. Trois garçons pour une fille. Ma sœur était la première et avait rapidement compris comment nous faire exécuter ses quatre volontés. Elle était la cheffe, nous étions ses bras armés. Nombre de fois, mes frères et moi, pour une raison qui nous est encore inconnue, avons tenté de dérober les sucreries dans la cuisine. Nous en recevions un chacun, alors que tous les risques étaient pris tandis qu’elle gardait le pot pour aller le partager avec nombre de ses amis. Cette fratrie était sans doute la chose la plus précieuse que j’avais pendant mes premières années. Je n’en étais pas conscient, mais le futur serait tout autre et les moments comme ça ne feraient plus légion.
En tant que dernier de la famille, j’avais vu ma sœur et mes deux frères me précéder pour leur entrée dans la scolarité. Sur notre île régnait une foi sans pareille. Les écoles étaient séparées, les filles d’un côté, les garçons de l’autre. L’éducation reçue y était stricte, mais laissait une grande part à l’introspection et à la réflexion personnelle. Rapidement, sans que je comprenne pourquoi, tous s’étaient mis à méditer. Leurs paroles devenaient plus rares, tout se passait à l’intérieur de leur esprit, sans que je comprenne l’aboutissement final d’une telle tâche. Mes fins d’après-midi, seul moment où la famille était réunie à la maison étaient beaucoup plus ennuyeux qu’auparavant. Elles étaient partagées entre différents devoirs et périodes intenses de concentration. Tout le monde s’y était mis sans vraiment me l’expliquer. Aujourd’hui encore, quelques brides de souvenirs de cette période se retrouvent parfois dans ma tête. Heureusement pour moi, les sentiments éprouvés à ce moment-là s’étaient dissipés une fois que j’eus connu moi-même la signification de ces étranges agissements.
Mon entrée à l’école se fit à l’âge de quatre ans. Je m’en rappelle comme si c’était hier. Mes interrogations sur ce que cela allait vraiment être auprès de ma mère qui s’était occupée d’accompagner la petite tribu pour la première fois au complet.
«
Je vais être avec seulement des inconnus ? -
Oui, mais ne t’inquiète pas Hassan. Tu te feras beaucoup de nouveaux amis ! »
Sur le coup, elle avait eu raison. Dans ma classe je m’étais trouvé beaucoup de compagnons plus ou moins turbulents. Des moines nous enseignaient beaucoup de choses. De l’Histoire jusqu’aux techniques de ménage. Ils voulaient que nous ayons une éducation complète sur la vie que nous pourrions mener. Dès notre plus jeune âge, grâce à des jeux éducatifs, ils essayaient de savoir quelles étaient nos aspirations. Sur mon île, tout le monde devait avoir trouvé sa voie à l’âge de quinze et il était très difficile d’en changer. Cela peut sembler très restreint à beaucoup, mais lorsque vous n’avez connu que ça, que vos différents aïeux ont vécu la même situation, c’est tout à fait normal.
Pour ma part, je n’avais pas vraiment d’idées pendant ces séances de créativité. La plupart du temps, je me contentais de dessiner les paysages que je pouvais apercevoir depuis les différentes fenêtres des salles. Je savais plutôt bien reproduire les paysages, j’avais un certain don pour le dessin. Mais, pour les moines, là était un vrai casse-tête. Que faire de moi ? Un artiste ? Ils avaient encore beaucoup de mal avec ça, même s’ils savaient que dans certaines autres contrées du monde une vie artistique pouvait mener à d’innombrables richesses et péchés. La seule chose qu’ils connaissaient par rapport à ça était l’illustration des paroles divines. Ce fut donc assez naturellement et sans même que je ne rechigne que je fus orienté vers la case « moine ». Cela ne me déplaisait pas. Je n’avais aucun problème à donner ma vie à la foi. On me permettait, cette fois-ci, de ne plus être qu’un vulgaire copieur, mais d’imager des scènes issues de textes anciens selon mes émotions. Le but était d’éduquer la jeune génération, de leur comprendre notre foi autrement que par des têtes aux mots entremêlés. Un travail à temps plein que je me plaisais à exécuter.
J’avais maintenant quinze et était un membre apprenti du monastère de ma bourgade. Mes devoirs étaient assez simples et pouvaient se résumer en quelques mots : travail, éducation et foi. Chaque prêtre, moine ou apprenti devait participer au bon fonctionnement du lieu selon ses envies. Il pouvait être cultivateur et s’occuper des champs, cueilleur et aller chercher les différents fruits qu’abritaient les arbres selon les saisons. On pouvait même être chasseur et tenter de capturer des animaux sauvages que l’on pourrait ensuite abattre afin de les manger. Cette pratique était très encadrée. Seuls les animaux qui avaient été vus comme en surnombre pouvaient être pris à la nature. Il fallait ensuite exécuter une cérémonie très particulière visant à remercier la Terre d’avoir créé une ressource supplémentaire qui permettait de nourrir celles déjà présentes. Pour moi, il s’agissait de quelque chose de beaucoup trop dur. Je me rappelle une fois d’une discussion entre un de mes frères et moi-même. Nous étions à l’étable, lieu où nous gardions les animaux capturés avant qu’ils soient exécutés pour devenir nos repas.
«
Je ne peux pas, tu entends… Ce pauvre Johnny… Ce que vous allez lui faire, c’est horrible. Il va finir dans mon assiette alors que cela fait des mois que je le chouchoute ! Qui a ramené cette pauvre bête blessée ? -
Non, mais arrête ! À chaque fois c’est pareil avec toi. On ramène de la nourriture et tu ne veux pas le laisser partir. En plus demain, c’est l’heure de son passage du coq au poulet, tu sais…-
Quoiiiiii ?! Non, vous n’avez pas lui faire ça… Pas à Johnny… »
J’avais toujours eu de l’amour pour tous les animaux qui avaient été ramenés. Ma principale contribution dans le monastère était de m’occuper d’eux. Nous ne chassions pas seulement pour nous nourrir, nous essayions également de développer un peu de commerce envers les habitants afin de subvenir aux besoins matériels du temple. Nous avions la main d’œuvre, mais nous manquions parfois de matière première pour refaire un toit après une tempête trop puissante par exemple. Les animaux étaient vraiment toute ma vie, j’avais à chaque fois du mal à me séparer d’eux, mais ils étaient également succulents. Le choix le plus dur du temps avait été de commencer l’élevage à très petite échelle, à chaque fois nous en prenions le plus grand soin, aucun animal n’était enfermé, ils pouvaient tous fuir s’ils voulaient, mais la plupart restaient. Pour moi, c’était de les manger afin de rester en bonne santé et de pouvoir m’occuper de leur progéniture. C’était un peu ce qui me permettait d’effacer ce péché, bien que n’ayant jamais été interdit par notre religion.
Les années passèrent et je fus petit à petit témoin de l’expansion de notre mouvement. L’argent disparaissait peu à peu de la ville et la bonne humeur gagnait les cœurs. Comme nous l’avions développé entre le temple et les différents fournisseurs quels qu’ils puissent être, c’était un échange de services ou de biens. Les habitants appréciaient ceci et voyaient un certain lien social se développer.
Notre village ne fut bientôt plus le seul à fonctionner de cette manière. La monnaie disparaissait peu à peu et tout le monde se laissait aller à cet échange chaleureux de services. Il n’était jamais question d’arnaques ou quoi que ce soit d’autre. Tout le monde négociait en amont et dès qu’une relation gagnant-gagnant était trouvé, le marché était conclu. Certains, parfois, essayaient de casser les prix en proposant des services en échange de presque rien, mais ils étaient rattrapés par leur propre faim ou leur manque de moyens. Le marché se régulait de lui-même et continuait petit à petit son avancée. Le temple avait, sans le vouloir, atteint un état de régulateur. Parfois on venait nous demander conseil sur le échanges à faire. Nous répondions que nous ne préférions pas prendre parti, garder une posture neutre, mais nous donnions un petit conseil susceptible d’ouvrir les yeux à un négociateur un peu trop récalcitrant. Tout était toujours fait dans les règles de l’art, la foi l’emportant toujours sur les quelques pièces qu’on aurait pu essayer de nous glisser dans la poche. De toutes manières, après dix ans, sur toute l’île, elles ne valaient plus rien.
Ce fonctionnement n’était possible que grâce à notre environnement, aussi bien climatique que psychique. Tout le monde avait reçu ces enseignements assez jeunes, bien que des variantes existent selon les différentes villes. Tout le monde était formé et connaissait les pours et les contres. Tout le monde l’avait accepté.
Pour ma part, j’avais continué à m’occuper de l’étable où bon nombre d’animaux et d’espèces s’étaient succédés pendant cette dizaine d’années. Je n’avais pas eu le temps de chômer et j’étais devenu un expert du bestiaire de l’île. Il m’arrivait toutefois encore de rencontrer de nouveaux animaux que je n’avais jamais vus. J’en étais gaga, face à eux, je perdais tous mes moyens, tout mon sérieux habituel. Seul dans l’étable, je n’étais plus moi-même, le moine sérieux prêchant la bonne parole, je chantais, dansais au rythme endiablé d’une musique imaginaire qui se déroulait dans ma tête. C’est dans cette posture assez fâcheuse, alors que j’étais occupé à remplir tous les abreuvoirs intérieurs du bâtiment que l’un des pères supérieurs était venu me trouver un jour, me proposant une mission de la plus haute importance.
«
Hassan… Une demande émane d’un pays voisin. Ils ont entendu parler de notre suppression de la monnaie, de notre fonctionnement. Ils veulent des informations supplémentaires et essayer de l’expérimenter. Le Roi que j’ai pu rencontrer a l’air d’être une personne très ouverte. Que dirais-tu de t’y rendre ? Ils voudraient commencer avec la nourriture et tu es notre expert le plus qualifié sur la cause…-
Nourriture… Ne dîtes pas ça…. Je me rappelle encore être tombé à genoux en pleurant à ce moment.
-
Ah… J’oublie à chaque fois cette aversion que tu as sur leur mort. Disons qu’il veut savoir comment se passe notre… comment dire… comment nous sommes capables de prendre soin de nos animaux. Veux-tu en être ?-
Mon père, ce sera un grand honneur.Le temps de prépare quelques affaires et j’étais parti pour ce royaume voisin. Je ne me rappelle pas vraiment de la traversée, elle avait été courte et n’avait présenté que peu d’intérêt. J’avais sûrement médité tout du long.
Arrivé là-bas, j’étais accompagné de deux autres frères. L’un était là pour les cultures et allait apprendre à tous ceux qui voudraient comment avait été mis en place le système du monastère, ce système qui permettait à chacun et selon son temps-libre de s’occuper des différentes tâches qui permettraient de faire vivre un champ. L’autre était un spécialiste des animaux pêchés. Nous avions comme grand projet d’établir une sorte d’élevage, mais nos moyens manquaient cruellement. Ce serait donc un échange gagnant-gagnant, le Roi nous accordant les ressources nécessaires pour réaliser ce projet. Une fois en place, nous pourrions penser à comment l’établir chez nous en réduisant les dépenses.
Pour ma part, je m’étais vu attribuer une usine désaffectée en bordure du centre-ville. L’endroit ne faisait pas rêver dans un premier temps et j’avais passé les premières semaines à déblayer et trier toutes les affaires dont je n’avais pas besoin. Celles d’après, j’avais commandé quelques aménagements auprès d’ouvriers spécialisés dépêchés par le Roi. Ici, rien n’était fait et il fallait encore payer avec de l’argent pour obtenir de tels services. Je ne souhaitais pas trahir ma foi ni mon mode de vie, mais j’allais être obligé de trouver quelques billets pour les premiers mois, sans quoi je ne trouverai rien à manger. Après avoir consulté nos collègues, nous fîmes une proposition au Roi. Sur notre temps libre, nous proposerions des cours dans les écoles du royaume en échange de quelques billets qui nous permettraient uniquement de survivre. Il n’y avait pas vu d’inconvénient et avait très bien estimé cette remarque. Il avait vu les atouts de former la génération suivante. Un Roi ouvert, mais son peuple le serait-il tout autant ?
Pendant cinq ans, jusqu’à mes trente ans, j’étais resté en ce royaume pour éduquer et mettre en place l’idée de cette étable collaborative. J’étais allé dans les écoles, j’étais allé avec les chasseurs, j’avais organisé des visites et des journées portes ouvertes. À la sueur de mon front, j’avais réussi. Au bout de quatre ans, le fonctionnement était totalement indépendant de moi. Je n’étais là que pour conseiller sur quelques points. Les habitants de la grande ville prenaient sur leur temps pour venir s’occuper des différents animaux. Oui, ils étaient un peu moins soucieux que j’aurais aimé sur l’abattage, mais ils faisaient leur maximum. Mes frères avaient également réussi leurs paris et nous nous apprêtions à rentrer dans nos familles. Tout le monde semblait très heureux ici, le Roi était satisfait et toute la population semblait maintenant approuver nos projets. Tous ? Non. Mais je ne le savais pas encore.
En rentrant chez moi, j’avais retrouvé tout ce que j’avais toujours eu. J’avais repris mes travaux dans mon étable et y apportait petit à petit les améliorations que j’avais pu implémenter là-bas. Mes frères me demandaient régulièrement de conter mes aventures, les difficultés que j’avais pu rencontrer. Tout s’était très bien passé. À vrai dire, j’avais également appris que d’autres expéditions avaient eu lieu dans d’autres îles voisines. Toutes nous enviaient notre fonctionnement et notre paix intérieur. Nous étions un peuple heureux.
Pourtant, un soir, au lendemain du retour d’une autre expédition, nous fûmes tous convoqués par les différents pères supérieurs. Quelque chose n’allait pas. Tous présents dans la salle ? Non. Seuls ceux qui avaient quitté l’île pour partager leur savoir-faire était présent.
«
Bien mon frère… Je te prie, raconte à tous ce que tu as vu…-
Nous étions sur l’île d’Akusen… Nous avons fait comme vous, fait comme vous nous avez racontés. Tout était parfait les premiers mois, mais dès que nous avons commencé à nourrir de plus en plus d’habitants, la machine s’est emballée. Nous sommes de retour après deux ans car… Nous avons été chassés. Ils ont dit que les commerces fermaient par leur faute, qu’ils n’avaient plus d’argent, qu’ils étaient à la rue… Que nous avons court-circuité le système…-
Bien, ça suffit. Ce n’est pas le seul problème. Des plaintes proviennent également d’autres îles. Elles sont du même genre. Hassan, le Roi du royaume où tu te trouvais… Sa tête est tombée pour les mêmes raisons.
Mes frères, je crains que nous soyons bientôt confrontés au pire. -
C’est-à-dire mon père ?-
Le gouvernement ne peut pas rester les yeux fermés lorsque tant de rois changent en si peu de temps. Ils se sont mis en tête de trouver la cause commune et pour eux, c’est celle-ci : Jodo-Shinsu. Notre religion devient un problème car pour eux elle bouleverse un équilibre établi. Le gouvernement sera là demain pour que nous discutions.-
Discuter de quoi ? C’est eux qui sont venus nous chercher, nous leur avons donné tout ce que nous avions !-
Du calme Hassan. C’est parfois plus compliqué que cela en a l’air. Nous verrons demain. »
Je me rappelle du lendemain comme si c’était hier. Des troupes de la marine et du gouvernement avaient débarqué sur l’île. Rien ne s’était passé comme prévu et ce qui devait être une discussion avait vite dégénéré. Non content de devoir gérer plusieurs crises, les représentants demandaient une réintroduction de la monnaie sur l’île le plus rapidement possible ainsi qu’un retour à un fonctionnement plus traditionnel. Le Jodo-Shinsu était jugé comme responsable de la pagaille sur six royaumes. Sa pratique serait dorénavant interdite.
Ce même jour, le temple fut détruit. J’eus à peine le temps de prendre avec moi les animaux de l’étable. Ils étaient tous restés près de moi pour voir les différentes bâtisses brûler. Il y avait même un mort, un frère qui avait préféré brûler dans le brasier plutôt que d’abandonner. Nos différentes antennes à travers l’île furent démantelées plus paisiblement puisque fait par les moines eux-mêmes. Nous avions eu droit à des bateaux. Nous quittions l’île, non pas parce que nous étions poussés dehors par les habitants, mais parce que nous souhaitions trouver un endroit reculé où nous pourrions nous établir et continuer à prêcher notre foi, cachés du monde.
Encore une fois peut-être, nous nous étions vus trop beaux. Nous avions sous-estimé la cruauté d’une telle organisation. Au large de Chijou se tenaient plusieurs navires de guerre. Ils avaient eu vent de notre réaction et n’hésitèrent pas une seconde. Nos quatre pauvres bateaux sans armes ne purent pas résister à une telle attaque. Notre fratrie était décimée. Encore aujourd’hui, je ne sais pas s’il y a d’autres survivants. Au début de l’attaque, j’avais attrapé mes deux frères les plus proches sur les dernières paroles d’un des pères.
«
Fuyez ! Continuez à prêcher le Jodo-Shinsu mes fils ! Ce n’est pas nous les erreurs de cette société. »
Ouvrant la porte aux différentes bêtes qui sentaient le danger, je leur avais emboîté le pas, aidant une tortue marine à retourner plus rapidement à la mer. Elle était le fruit de l’élevage aquatique d’un de mes frères. J’avais été sauvé par son idée. Sa carapace assez grande pour maintenir à flots trois corps, sa vitesse et sa furtivité nous avaient permis à tous les trois de passer outre cette attaque. Nous étions blessés, partiellement brûlés, mais bel et bien vivants. Pendant toute la nuit qui avait suivi l’attaque, nous avions continué sur notre tortue. Je ne lui avais rien demandé, elle semblait savoir où aller, savoir où se diriger pour nous amener dans un endroit sain et sauf. Parfois, j’avais croisé son regard et j’avais compris ses intentions, elle ne voulait que notre bien. Au plus profond de moi, j’espérais que tous les autres animaux, malgré le fait qu’ils ne soient pas de très grands nageurs, avaient réussi à s’en tirer.
Sur cette île de West Blue où nous avions été menés, nous avions trouvé une société plus traditionnelle en place. Après avoir dormi plusieurs nuits à la belle étoile, nous nous étions mis en quête de travail. Nous avions bon nombre de compétences grâce à notre polyvalence venue du temple. Ici, la construction était ce qui se faisait de mieux et nous avions donc commencé sur des chantiers. Nos premiers billets en poche, nous nous étions loué une demeure assez grande pour avoir nos occupations d’antan. Nous priions moins, mais notre foi était toujours présente. Petit à petit, nous recommencions nos pratiques. J’avais commencé à recueillir différents animaux dans le jardin. Ici, ils mirent un peu de temps à comprendre le vrai principe de liberté et s’éloignaient dès qu’il n’y avait pas de clôture. Au fil de jours, ils revenaient et restaient.
C’est quatre ans après avoir emménagé à cet endroit que j’avais tenté d’envoyer des nouvelles à famille encore sur le royaume. Les choses avaient repris leur cours comme avant, les moines n’étaient plus, les pratiques non plus. L’argent était revenu, une sorte de régent avait été nommé par le gouvernement pour rétablir ce qu’était l’ordre selon lui. Ils n’étaient pas au courant de l’attaque qui avait eu lieu, j’avais préféré ne rien leur dire, prétextant que nous étions toujours en quête d’un endroit reculé où nous pourrions être heureux.
Un jour comme les autres, alors que mes pensées étaient encore occupées par mon appartenance, je fis une découverte qui allait changer mon existence. Sur mon épaule, je transportais une caisse en bois de plusieurs kilogrammes de fruit. Je l’avais achetée au marché contre quelques berrys. Ce marchand vendait des produits de très bonne qualité et pratiquait de très bons prix. Il n’y avait rien à redire. J’étais devenu un de ses clients réguliers puisqu’il me fallait ça pour nourrir toute ma petite troupe animale à la maison. Pourtant, cette fois-ci, alors même que j’avais demandé une garnison variée de fruits, je me trouvais face à un spécimen qui m’était totalement inconnu. Un fruit aux formes étranges que je n’avais jamais vu. Son allure n’était pas très bonne et je ne me voyais pas le donner à mes bêtes sans le goûter.
«
Qu’est-ce que je fais, Yago ? Je le jette ? »
Mon signe de compagnie m’avait rejoint sur mon épaule, me voyant intrigué par ce que je tenais entre mes mains. Il l’avait touché mais s’était immédiatement retiré, comme s’il en avait pris peur.
«
Et bien… Ne te met pas dans des états pareils ! Je vais le goûter avant toi, je suis sûr qu’il n’est pas si mauvais. »
J’en avais croqué une bouchée, mastiqué quelques instants et l’avait difficilement avalé. Ce truc était immonde et totalement pourri. Il était clair qu’il ne fallait pas que je le donne aux animaux.
«
Tu avais raison mon jeune ami ! C’est horrible ! Je devrais suivre ton instinct plus souvent ! »
Peu de temps après, je m’étais senti très étrange. J’avais du mal à tenir debout, comme si j’avais été empoisonné. Je voyais flou comme si mes jambes me lâchaient. Je n’avais pas fait tout de suite le lien avec ce que j’avais ingurgité plus tôt. Comment savoir ce que c’était.
Je m'étais réveillé dans mon jardin, enfin ce qui était mon jardin. Il s'agissait plutôt d'une parcelle de terre autour de notre maison, que j'avais estimé étant assez proche et peu demandée que nous puissions la cultiver. Ma tête me faisait souffrir, je me la frottai en me relevant doucement alors que mes sens retrouvaient peu à peu leur usage normal. Ce n'est qu'après quelques secondes, une fois que j'eus redressé mon corps de colosse que je compris ce qui s'était passé. Devant moi se trouvait un magnifique arbre, empli de feuilles vertes. Quelque chose qu'il n'y avait jamais eu auparavant. Dedans, je pouvais entendre du bruit, comme si un animal y avait déjà pris ses quartiers. Yago, effectivement, s'amusait déjà se balancer de branche en branche.
«
Tu as compris... Yago ? »
Le petit animal descendit rapidement de son perchoir pour se retrouver sur mon épaule. De là, il se faufila sur mon épaule, mon bras puis mon avant-bras avant de se pendre à celui-ci, comme pour m'indiquer qu'il y avait quelque chose avoir sur le revers. Effectivement, alors que le tournai vers moi en étendant le bras, je pus avoir quelque chose d'étrange accroché à mon corps. Une sorte de racine. Pensant en premier lieu à un reste de mon passage de quelques heures au sol, j'essayai de la décrocher d'un simple revers de la main. Manqué, ce n'était pas parti. Je tentai alors de la saisir, mais rien à faire, cette chose semblait fixée à moi. Une nouvelle fois, mon regard alla vers le petit primate.
«
Ça vient de moi ? Tu le penses ? »
Je le regardai droit dans les yeux, comme s'il allait me répondre. Il me regardait exactement de la même manière, comprenant sûrement que j'attendais une parole de sa part. Il ne fit rien, à part remonter sur mon corps pour retourner sur cet arbre qui trônait actuellement au milieu du jardin. De quoi cela pouvait-il bien venir ? Beaucoup de choses s'entrechoquaient dans mon esprit. Était-ce là ma foi qui se manifestait ? Avais-je atteint la quintessence de ma foi ?
Pendant les jours qui avaient suivi, j'avais tenté de rééditer l'exploit. Persuadé que ma foi était la cause racine (vous l'avez ?), je passai de plus en plus de temps à méditer. Dans ce jardin, en compagnie de tous les animaux que j'avais recueilli jusque là, ma méditation atteignait un seul jamais entrevu auparavant. Je pouvais passer des heures avec des écureuils, des oiseaux et d'autres qui se baladaient sur moi. Je les sentais plus, je faisais comme communion avec la nature. Pourtant, rien... Cette trace avait fini par tomber et ma peau avait retrouvé sa consistance normale. Pourquoi avais-je atteint cet état second qui m'avait permis de déployer un si grand pouvoir ? Cela venait-il vraiment de moi ? Mon seul témoin était Yago. Aussi intelligent qu'il puisse être, comment pouvais-je sûr de comprendre ce qu'il avait essayé de me dire.
Lors du septième jour, alors que j'amplifiais encore et toujours mes séances de méditation, devenant aussi immobile qu'une souche, j'eus comme une fulgurance. J'arrivai à me souvenir de quelque chose de cet état second, de cette sensation qui parcourut mon corps. Ne rouvrant pas les yeux, je tendis mon bras et sentis quelque chose se produire. Du même endroit que la dernière fois venait de se déployer quelque chose. M'accordant la vue, je vis alors cette racine qui restait là, horizontale par rapport au sol, grandissant de centimètres en centimètres. Tout de suite, Yago s'était amusé à se balancer dessus. Pour ma part, j'essayais de prendre le contrôle, de choisir une direction, mais rien à y faire. Pendant trois jours, je m'étais retrouvé avec un nouvel avant-bras fait de bois. Un véritable parc d'attraction pour singe et oiseaux, mais un supplice pour les tâches du quotidien.
Je n'avais pas arrêté ma méditation et petit à petit, je parvenais à comprendre le déclenchement de ce pouvoir. Une parfaite harmonie avec la nature, un état serein. Je faisais le vide dans mon esprit, posais mes bras sur le sol et des mes manches jaillissaient de plus en plus de racines. Je ne contrôlais encore rien de leur longueur, de leur épaisseur ou de leur direction, je n'étais capable de faire pousser un arbre tel qu'il avait jailli, mais mes débuts étaient prometteurs. L'hiver approchant, je disposais de plus en plus de bois sec pour le feu. Les stocks étaient à leur paroxysme.
Après un mois complet où je passai mon temps à la méditation et à m'occuper de tous les animaux, j'avais enfin une maîtrise correcte de ses racines. Les faire s'entremêler, pousser ensemble pour devenir plus épaisses et plus fortes était devenu assez aisé. Elles ne restaient pour le moment qu'à ce stade, mais elles étaient bien plus solides qu'à leur début. J'avais appris à m'en détacher moi-même, coupant leur avancée et parvenant à les rendre si fines sur leur fin qu'elles se détachaient sous leur propre poids. Homme d'objectif, voyant mes propres prouesses, j'avais eu une idée qui pourrait me permettre de lier à la fois l'utile et l'agréable.
Dernièrement, bon nombre de nouveaux animaux m'avaient rejoint en prévision de l'hiver. Ils s'étaient peut-être passés le mot. Des mammifères, mais également des oiseaux toquaient à ma porte en espérant pouvoir trouver chaleur et réconfort. La bâtisse était grande, mais j'avais besoin d'un nouveau bâtiment afin d'accueillir tout ce beau monde. Mon temps passé à méditer ne m'avait pas permis de travailler et je ne disposais que de peu de ressources pour réussir à fabriquer mon ouvrage. Heureusement pour moi, j'avais du temps et cette nouvelle faculté qui pouvait peut-être m'assurer autre chose que du bois de chauffage. Travaillant d'arrache-pied, jour après jour, nuit après nuit, j'essayai de modeler les racines sortant de mon corps à ma convenance, voulant créer des planches de bois du premier coup. Ce fut un travail ardu, très technique qui m'amena beaucoup de fois vers l'épuisement. Mais au bout de deux semaines, cela marchait.
«
Yago, on y est ! C'est le moment d'essayer. »
Mes deux mains posées au sol, le singe avait pris place sur mon épaule. Je déployai pendant ces trente secondes tout mon énergie disponible pour faire pousser une rangée de planches. Les unes après les autres, chaque unité sortait de terre à côté de la précédente. Ce n'était pas encore une maison, mais une rangée de poutres que j'avais créée. Chacune solidement arrimée dans le sol, d'une hauteur d'environ un mètre pour quinze centimètres d'épaisseur, le tout sur huit mètres de long. C'était mon maximum pour le moment, après quoi il me fallait me reposer jusqu'au jour suivant.
Ce fut finalement au lendemain des premiers flocons de neige, environ un mois plus tard que je termina ma construction. Une bien belle bâtisse en bois, composée d'une seule et unique grande pièce d'environ deux cent mètres carrés. Un sol en bois, une belle cheminée mais également des poutres apparentes qui serviraient de perchoir à tous les volatiles.
«
Ne sont-il pas mignons, hein ? »
Yago et moi continuâmes à prendre soin de tous les nouveaux habitants durant l'hiver. J'avais complètement arrêté de travailler pour la ville. J'essayais encore une fois de comprendre mes nouveaux pouvoirs. Je n'étais capable de produire que des racines, je parvenais à en modifier la forme, mais cet arbre qui est encore assez touffu pour la saison était bien ma création.
Pendant de longues semaines, je tentai à nouveau de rétablir l'exploit, avec plus ou moins de succès. Parfois, d'autres choses apparaissaient, selon mes émotions. De la colère contre moi-même fit apparaître des ronces tandis que la joie soudaine de voir un mammifère si mignon fit pousser un buisson. Peu à peu, mon bâtiment de fortune s'était transformée en une sorte de serre où trônaient beaucoup d'espèces végétales. Les animaux allaient et venaient, le toit avait disparu pour le retour du printemps. C'était comme si cet endroit faisait partie intégrante de la forêt alentour. Une oasis au milieu d'un désert alors qu'il fallait parcourir quelques centaines de mètres pour se retrouver dans les broussailles.
Ma méditation atteignant son paroxysme, je le savais. Sans rien dire, un jour, je m'étais levé et Yago avait compris. Positionné à quelques mètres de l'arbre initial, je m'étais assis, joignant mes deux mains ensemble pour prier et laissant mon esprit se concentrer. Des racines étaient sorties de mes chevilles, laissant un arbre aussi massif que le premier apparaître. J'avais réussi.
Ce jour fut comme une révélation pour moi, le jour où le moine que j'étais compris qu'il ne fallait pas se résoudre à abandonner mais que la joie était possible sans rien. Les animaux avaient choisi ce mode de vie alternatif, abandonnant petit à petit ce qu'ils avaient connu pour rejoindre cette bâtisse capable de s'adapter à leurs exigences. Les humains ne pouvaient-ils pas faire la même chose ? Mes mois de méditation avaient réveillé l'âme du moine en mois, m'avaient rappelé à mes bons souvenirs de voir les différentes castes de la société réunie dans un dessein commun. Je m'étais rappelé des dernières paroles de mon père avant leur annihilation. Je devais continuer et poursuivre la volonté de ma religion.
Que fallait-il faire ? Poursuivre les idéaux et chercher une Terre d’accueil qui nous permettrait librement à tous d’exprimer notre religion ? C’était sans doute le meilleur à faire. Dans cette ville où je n’étais qu’un pion, je ne trouvais pas vraiment ma place alors que mes deux frères abandonnaient peu à peu leur foi au profit des plaisirs qu’ils pouvaient trouver ici. J’étais seul, certes, mais je pris la décision de partir. Je les prévins de ce que j’allais faire et ils ne me retinrent pas, s’excusant même de ne pas avoir l’envie de venir avec moi.
Ce n’était pas un problème pour moi. Je n’avais pas peur d’être seul et je savais que je trouverai dans le futur de compagnons qui pourraient accompagner ma cause. Mes dernières forces et temps passés ici serviraient à me fabriquer un navire. Grâce à mon pouvoir, ce ne fut pas très compliqué. La matière première était facilement obtenable et mes compétences de charpentier s'étaient améliorées au fil de la construction et de l'amélioration de ma bâtisse.
Le plus dur serait de me séparer de tous ceux-là, tous ceux qui m'avaient accompagné durant ces trajets. Je ne pus m'empêcher de graver certains de leurs visages sur le côté intérieur de la coque de ma barque. Je m'étais longuement amusé avec eux pendant la construction de celui-ci. Yago aussi, il avait pris pour habitude de virevolter dans toutes les expansions de racines que je m'amusais à créer pour lui.
«
Vous êtes vraiment ceux qui allez me manquer le plus... »
Je n'avais dit que ça, les larmes coulant sur mes larges joues. C'était difficile pour moi, mais je ne pouvais pas les emmener là où j'allais. Yago allait rester aussi, il serait le maître à bord, celui qui guiderait tous les autres animaux vers ce petit paradis, s'ils le voulaient. Mes frères m'avaient promis de veiller à l'entretien du lieu, c'était leur pardon pour les péchés qu'ils avaient accompli depuis l'abandon du temps.
Maintenant sur mon navire depuis quelques minutes, il ne me restait qu'une chose à faire. Le dernier choix impliquait de choisir une faction… J’avais entendu parler de beaucoup de groupes pendant mes années de voyages. Il y avait des chasseurs de primes attirés par l’argent, je ne pouvais pas être comme eux. Il y avait également un mouvement révolutionnaire cherchant à contrer le gouvernement. Je ne les connaissais pas assez et il s’agissait d’un ordre déjà établi qui était susceptible de ne pas accepter mon appartenance. Que me restait-il ? Je ne pouvais pas être considérer comme un civil car je n’aurai pas peur de promouvoir ma foi et mon appartenance au Jodo-Shinsu.
Ce serait donc pirate. Moine-pirate.