Flâneries et Calembours

Cela faisait un moment que le gentilhomme métallique et son nouveau compagnon avaient quitté Illusia, et pourtant, aussi incongru que cela puisse paraître, aucun autre occupant du Cardamome n'avait pointé le bout de son nez. Bien qu'on puisse imaginer que pareille embarcation se conduise toute seule, ce n'était, pour l'instant, point le cas. D'autres robots peuplaient bien l'étrange machine, mais comme en toute chose, il fallait soigner la présentation! Alors qu'il offrit à monsieur Nobody un luxueux fauteuil, le Sommelier gesticulait un peu partout, construisant, d'une façon toute à fait un-orthodoxe, ce qui s'annonçait comme une scène de spectacle.
Il fallut au moins cinq bonnes minutes pour que ce capharnaüm prenne forme, mais enfin le Dandy réapparut devant son invité. Une ombre totale envahit le navire, tandis qu'une voix débordante d'enthousiasme pénétrait l'atmosphère.

"Mesdames et messieurs, Chats et grenouilles, bienvenus à bord du Cardamome. En exclusivité sur Ouest blue, vous avez l'honneur d'assister à l'unique, et donc meilleure, Robot week. Soyez prêt pour un festival d'élégance et de bon goût, une orgie de thé vert ou noir, un délice de mécanismes à vapeur à vous couper le souffle!"

Notre improvisé présentateur fit une petite pause, tandis que des applaudissement s'extirpèrent du néant, sans doute projetés par quelques hauts-parleurs savamment dissimulés. Ni une ni deux, le Sommelier frappa le sol de sa canne, activant de multiples projecteurs qui illuminèrent soudainement l'obscurité. Les spots se promenèrent quelques secondes le long du navire, avant de se concentrer sur l'instigateur de ce manège mécanique. Effectuant une énième, et bien trop longue, révérence, ce dernier continua sa présentation.

"Commençons avec le constructeur de la merveille technologique qui vous transporte actuellement sur les flots! Aussi grand qu'un homme-baleine, plus fort que que Hervé Legrand, je réclame un tonnerre d'applaudissements pour notre très cheeeeeerrrrrrrrrrrrr ... BERGAMOTE!"

Une trappe s'ouvrit au niveau du sol, exposant petit à petit, à grand coups de roulements de tambours et d'écrans de fumée, un véritable géant métallique. Massif et puissant, les mains posées sur les hanches comme tout super héros, Bergamote s'exposait sans la moindre pudeur. Une lumière dorée irradiait de ses yeux, tandis que de légers roulements d'épaules projetaient un puissant son d'articulations rouillées.
Tournant lentement sur lui-même, parce que malheureusement la plateforme tournante n'avait pas encore été installé, le colosse métallique montrait sa carrure herculéenne, sous les yeux étincelants d'un Sommelier surexcité. Oui, il faisait une ouverture splendide, mais le spectacle était loin d'être fini. Tandis que le nouvel androïde se déportait sur la droite, notre dandy joua une nouvelle fois de sa canne, chassant les lumières rouges pour un bleu étincelant.

"Attention cher public, je vous pris de bien vouloir conserver votre voix, car ceci n'est que le commencement! Maître incontesté des cieux, tyran des pigeons, canards et tout autre volatiles, voici l'époustouflant MILKYYYYYYYYYYYYYYYYYYYYY OOLONG!"

Un nouvel écran de fumée s'empara de la zone, tandis d'un puissant hululement empli l'atmosphère. Véritable boulet de canon, un volatile fusa hors des entrailles du navire. Exemple de vitesse, son ossature métallique tranchait les cieux avec une facilité déconcertante, tant est que même les spots lui étant dédiés peinaient à le suivre. Enchaînant les cabrioles aériennes, la chouette mécanique se donnait à fond, repoussant les limites de son corps synthétique pour les besoins du spectacle.
Oui, Oolong était un véritable artiste. Le Sommelier aurait presque versé une larme, s'il n'était pas un cyborg, tant il fut ému par l'enthousiasme de son ami. Pourtant, aussi agréable que fut ce ballet aérien, Milky finit par rejoindre le reste de la troupe, et un énième coup de canne chassa le bleu au profit d'un jaune éblouissant.

"Quel délice hein?! Et maintenant tendre auditoire, je vous pris d'user chaque once de voix restante pour acclamer le clou du spectacle! Merveille technologique, Gardien de Cardamome, seul membre un tant soit peu responsable des Heart Grey, une ovation mémorable pour l'époustouflant CAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAMOOOOOOOOOMIIIIIIIIIIIIIIIILLE!"

Cette fois, il n'y eut point de fumée, mais un véritable feu d'artifice! S'emparant du ciel, ces artifices flamboyant s'emballaient, formant avec les lumières déchaînées, un splendide ballet pyrotechnique, tandis que l'ultime robot s'extirpait du ventre du navire. Lentement, les phares se concentraient vers l’apogée du spectacle, descendant petit à petit vers ce qui s'annonçait comme une parfaite apothéose. Trois mètres, deux mètres, un mètre... Une théière? Et ben voila, une théière sur pattes gigotait dans tous les sens, trop contente d'être, pour une fois, le centre d'attention. Camomille agitait piteusement ses bras, tentant tant bien que mal d'enchaîner quelques étranges formes géométriques. Oui, cela pourrait ressembler à du voguing, effectué par le plus arythmique et le moins coordonné pratiquant de cette danse.
Pourtant, le reste des robots applaudirent avec entrain, soutenant par empathie cette théière mécanique. Voila, monsieur Nobody venait désormais de rencontrer les compagnons du Sommelier, et tandis que les effets pyrotechniques disparaissaient au profit d'un éclairage moins exubérant, la troupe robotique se plaça juste devant leur "invité". Ensembles, ils effectuèrent une révérence plus ou moins élégante, en fonction de qui l'on regardait. Le plus petit de la troupe prit alors la parole, dévoila une voix suraiguë, étonnement autoritaire pour une machine à thé humanoïde.

"Et toi t'es qui?"

Ce festival de sons et de lumières avait pour but principal de divertir. Aussi, l'instigateur de cette étrange parade s'attendait à moult réactions... mais des pleurs? En effet, quand le sourire du jeune homme se transforma en larmes, une véritable panique s'installa à bord. La chouette mécanique retourna d'office dans les entrailles du navire, tandis que la théière sur pattes se mit à déblatérer un flot d'excuses, persuader que son ton autoritaire avait déclenché tout cela. Le géant de fer lui se contenta simplement de se gratter le crâne. Ce n'était pas la première fois que le Sommelier contemplait l'expression de la tristesse humaine, mais cela ne le rendait pas moins désemparé.
Courant dans tous les sens, il ramassa tout ce qui lui tombait sous la main, de la clés à molette au sachet de thé, en passant par un coussin bien doux, et d'autres objets disparates et incongrus. Puis, se rapprochant de la bruyante fontaine, il lui lança un à un ses différentes trouvailles, espérant le calmer tout comme l'on amadouait un singe en colère. Bon, lui lancer une clés à molette n'était surement pas la meilleure façon d'y parvenir, mais rien ne valait l'expérimentation non?

Alors que le prétendu capitaine continuait à balancer tout et n'importe quoi sur la chose en pleur, Bergamote sorti finalement de son mutisme. Se rapprochant du jeune homme, il observa tranquillement la scène, constatant que ce dernier fixait effectivement quelque chose. Un étui vide se tenait juste en face de lui, et il semblerait que ce soit la cause de ce dérèglement lacrymale. Bien sûr! Le pauvre était en pleine réaction allergique, et personne ne lui venait en aide! Attrapant monsieur Nobody de ses immenses mains, le géant l'éloigna prestement de la cause de ce désastre, le plaçant sur son crâne, afin qu'il profite d'un peu d'air frais.


"Le pauvre fait surement une allergie, le truc qui t'arrive quand tu bois du café à la place du thé! Je pense que ça vient du sac là-bas."

Du café à la place du thé?! Et lui qui pensait qu'il ne s'agissait que d'un simple saute d'humeur! Hautement préoccupé pour la santé de son nouveau compagnon, le Sommelier fila à toute vitesse vers la cause de ce désastre, ordonnant au passage à Camomille de sortir la trousse de secours. Il lui fallut un certain temps pour reprendre ses esprits, mais très vite, un flash traversa sa mémoire. Il avait déjà vu cet étui, et ce très exactement au moment même où il avait rencontré l'homme-enfant.

"Son...son violon!"

Alors qu'il venait de résoudre le mystère des larmes, le robot théière se ramenait en trottant, trimbalant ce qui s'annonçait comme la plus originale des trousses médicales. Ramenant le pleurnichard sur le pont du navire, Bergamote ouvrit le kit de secours, se saisissant d'un... tournevis?

"NONNNNNNNNN! Bande de cafetières! Je parlais du truc bleu qu'on utilise jamais! Ça c'est pour les robots nom d'un Massala Chai!

Oui, le pire venait d'être évité, même si Camomille s'éloignait en boudant, vexé qu'on ose remettre en question ses compétences médicales. Il avait resserré des dizaines de boulons, décrassé plusieurs articulations, recalibré trois fois les ailes de Oolong, et voila qu'on le mettait au placard? Non, il n'avait nul besoin de souffrir pareille insulte!
Le Sommelier prit doucement la main de Nobody, et posa juste à côté l'étui vide qu'il avait prit soin de ramener avec lui. Il modula sa voix pour la rendre aussi compatissante que possible, tentant d'appliquer au mieux tout ce qu'il savait sur le "réconfort".

"Hum... je suis désolé pour ton instrument... Je ne comprend pas vraiment ce qu'il en est, mais je peux voir qu'il s'agit d'une grande perte pour toi. Toutes mes condoléances. Néanmoins, tu es notre compagnon désormais! Je te promets que nous ferons tout notre possible pour faire renaître ton violon!"

Victoire! Encore une fois, l'intelligence artificielle venait de prouver son efficacité! Réconforter un être humain était une tâche ardue, et le Sommelier venait de la relever haut la main. Lorsque les larmes cessèrent, il s'attendit presque à une vague d'applaudissements, mais il faut croire qu'il était le seul conscient de l'exploit qu'il venait d'accomplir. Tant pis!
Tandis que l'homme-enfant reprenait la jovialité qui lui seyait si bien, toute la clique robotique se concentra sur lui, et même Camomille fit demi-tour, intrigués par la chose qu'ils avaient jusqu'alors ignoré. Cela ne dépassait pas trois pommes, ça ressemblait à un chat, ça agissait comme un chat... mais c'était une grenouille? Il faut comprendre que les subtilités des travestis restaient obscures pour des esprits binaires. Les trois frères restèrent bien une minute à contempler ce Froppy, l'examinant comme s'il portait sur son costume étrange l'histoire du siècle oublié.

"Mais eh... c'est normal que cette grenouille ressemble vachement à un chat?"

Fidèle à elle-même, la théière sur pattes ne fit pas le moindre effort pour être aimable. Et l'on pouvait sentir le doute méprisant d'un esprit scientifique derrière le ton accusateur de sa voix fluette. Heureusement, les autres se montrèrent bien moins inquisiteurs! Le Sommelier alla même juste qu'à toucher l'étrange grenouille, effectuant un furtif contact de son index. Mieux valait être prudent, car qui savait ce dont était capable cette étrange créature! D'ailleurs...

"Et du coup! Ca mange quoi une grenouille - chat?

Bergamote s'était joint à la danse, même si son ton était bien plus sincère que celui de l'antipathique robot nain. Il semblait vraiment se préoccuper pour la santé de l'animal! Ceci dit, le capitaine-dandy enchaîna subitement sur cette interrogation. Ingurgitant, d'une gorgée bruyante, le thé qu'il sirotait depuis la fin de la crise de larmes.

"Froppy tu bois du thé au moins!?

-Dites vous n'avez pas bientôt fini..."

Cette voix étonnement mature trancha d'un coup sec l'atmosphère joviale qui, peu à peu, avait pris ses aises. La chouette mécanique était ressortie de la trappe magique, et elle regardait cette réunion étrange d'un œil partagé entre amusement et agacement. En soit, il n'avait rien contre un débat scientifique, mais disons que la zoologie était loin d'être son sujet favori. Quoiqu'il en soit, Milky prenait suffisamment peu la parole pour que tout le monde lui prêta attention. Il n'eut guère besoin d'en dire plus, puisqu'une frénésie nouvelle s'empara des automates. Leurs interrogations précédentes avaient été soudainement balayées, et alors que le géant de fer invita les êtres organiques à monter sur son épaule, les autres tournaient frénétiquement autour, tout excités par cette nouvelle activité.

"J'ai failli oublié! C'est l'heure de la visite!"

En moins d'une minute, le petit groupe se retrouvait à la proue du navire, le Sommelier montrant d'un geste magistrale le somptueux Cardamone. Somptueux n'était sans doute pas l'adjectif adéquat, mais dans les yeux du robot, ce chantier flottant était une véritable merveille, et il ne laissera personne dire le contraire! En véritable guide touristique, le dandy énonçait une véritable logorrhée, expliquant avec bien trop détails le fonctionnement du bateau à vapeur. Assurément, l'homme-enfant ne comprendra que la moitié, mais au moins profitait-il d'une excellente visite guidée!
Ils quittèrent rapidement la proue pour la "tour du capitaine", point le plus haut du navire après l'énorme cheminée trônant en son centre, et le mat situé à la poupe. Tandis que les explications fusaient en tout sens, Camomille ouvrit une petite trappe, et invita le groupe à entrer dans la "tour". Evidemment, Bergamote dut rester dehors, non sans une bonne dose de grognements.
Surprise... le dernier (et unique) étage était absolument impeccable. Vu les objets en tout genre qui traînaient un peu partout sur le Cardamome, il était plutôt étonnant de tomber sur une chambre coquette et parfaitement fonctionnelle. Il n'y avait pas grand chose : un bureau, des espaces de rangements, et une salle de bain se partageaient l'espace, disposés autour d'un lit à la fois gigantesque, et délicieusement moelleux.

"Alors monsieur Nobody, voici ce que l'on appelle la Chambre humaine! Sir Planchu a insisté pour qu'il y ait au moins un endroit comme ça, et du coup... J'espère que ça te plait... Cela pourrait être ton stockage si tu le souhaites..."

Oui, c'était bien de l'insécurité que l'on ressentait dans sa voix, car après tout, aussi géniales qu'elles pouvaient être, les boites de conserves parlantes avaient peu d'expérience avec l'espèce humaine. L'utilisation du mot stockage en était un parfait exemple, puisqu'il s'agissait tout simplement de l'équivalent robotique d'une chambre. M'enfin, à la fois pour masquer son embarras, et pour laisser le temps à l'humain de marquer son territoire - parce que oui, les mammifères avaient la salle habitude d'uriner dans leur quartier - le Sommelier s'enfila une énième tasse de thé.
Ceci fait, il ouvrit une nouvelle porte, dévoilant une sorte de barre métallique qu'il s'empressa d'agripper, rejoignant ainsi le rez-de-chaussé. Autant l'espace précédent était propre et ordonné, autant celui-ci manquait désespérément de logique. Un gigantesque chantier s'offrait à la vue, mélange confus de ce qui semblait être un laboratoire, un atelier, et une salle de stockage. La seule chose faisant un peu de sens ici était la pièce circulaire située au centre, dont la porte donnait sur l'énorme cheminée du navire. Oui, ici se côtoyait les expérimentations farfelues du Sommelier et les bricolages étranges de Bergamote. Ce dernier était d'ailleurs assis dans un coin, tentant d'assembler ce qui ressemblait vaguement à un canon, dont le système de déclenchement promettait d'être révolutionnaire. Plus ils avançaient, et plus l'endroit s'avérait profond, un jeux d'escalier révélant que cet entrepôt déjanté s'étendait dans toutes les entrailles du navire.
Pour qui aimait l'ordre et la propreté, ceci était sans doute un enfer personnel. Mais pour ceux appréciant l'inventivité et les jouets déjantés, cet immense hangar avait l'allure d'une cave aux trésors, dont chaque recoin promettait son lot de surprises. Néanmoins, ce n'était pas fini, et bien qu'il laissa un peu de temps au jeune homme pour prendre ses aises, le Sommelier se rapprocha lentement de la pièce centrale, un sourire gigantesque sur les lêvres.

"Prêt pour l'apothéose? Attention toutefois, il fait excessivement chaud à l'intérieur. Ne touche à rien, et préviens moi dès que ça devient trop oppressant."

Se rapprochant du dandy, Bergamote se plaça face à l'énorme porte, et positionnant fermement ses mains sur le cercle cuivrée qui siégeait au centre de l'entrée. Le Sommelier tapota un très long code sur un clavier habilement caché, et démontrant sa force colossale, le géant se mit à tourner le mécanisme. Soudainement, une myriade de cliquetis se firent entendre, permettant à cette porte copieusement blindée de s'ouvrir peu à peu, relâchant une épaisse vague de vapeur.
Effectivement, il faisait une chaleur d'enfer, et la proximité de l'énorme cheminée n'y était pas pour rien. Un escalier tourbillonnait tout autour de celle-ci, mais notre groupe n'eut pas à affronter les marches, puisqu'en actionnant un simple levier, le Sommelier enclencha un jeu mécanique qui fit descendre la plateforme sur laquelle le groupe reposait. Cette fois, ils s'enfonçaient réellement dans le cœur du navire, et si la chaleur devenait de plus en plus insupportable, une véritable surprise les attendait en bas.
Grandiose, magnifique, imposante, dantesque, la fameuse salle des machines du Cardamone s'étalait désormais devant eux. Jungle métallique, symphonie majestueuse de métal et de vapeur, cette usine avait beau être la première oeuvre de la fratrie robotique, ils en étaient assurément fiers. Plutôt que de se concentrer sur une énorme machine à vapeur, les robots avaient choisi de fabriquer une multitude de cœurs, qui, travaillant de concert, fournissaient l'énorme quantité d'énergie nécessaire à faire avancer le schmilblick. À défaut d'une armée de galériens, le Cardamome possédait une légion de fer, qui, infatigable, travaillait à sa locomotion.

"Cet endroit est notre trésors. Ta présence ici signifie non seulement que tu es un membre de notre équipage, mais qu'aujourd'hui, tu deviens également un membre de notre famille.
Nous t'offrons une confiance sincère et totale, à toi de nous prouver que tu en es digne!"